Depuis que nous avons élu domicile à Ordan-Larroque, il y a bientôt deux ans, je me rends plusieurs fois par semaine à Auch, notre chef-lieu, une ville charmante,
où j’ai plaisir à me trouver, ne serait-ce que pour boire le matin mon café devant la Mairie ou face à la cathédrale, en parcourant mon quotidien préféré.
A chaque aller-retour, je passe devant une bâtisse imposante située sur ma commune, à 3 kms environ de la maison. C’est le Castel Saint-Louis, qui après avoir été un
orphelinat fondé par l’archevêché d’Auch à la fin du XIXème siècle, accueille depuis 40 ans maintenant (1975) des handicapés mentaux. Je n’en savais guère plus sur cet établissement,
sauf à avoir glané ici et là (auprès de la presse locale notamment) quelques informations à son sujet.
Je m’étais
donc promis de voir son Directeur, Pierre Puyol, pour mieux connaître le pourquoi et le comment de cette institution, car je ne me satisfaisais pas de longer ce lieu de si près en continuant à être si peu au fait de son objet et de
son fonctionnement.
Je n’eus pas de difficulté à obtenir un rendez-vous auprès de celui-ci. Je fus reçu le jeudi 26 novembre
dernier, et ce fut une belle rencontre.
L’homme est emblématique d’un engagement de toute une vie en faveur des personnes fragiles
mentalement. Il parle de son parcours avec passion, même s’il le fait avec sobriété et humilité.
Dès son plus jeune âge,
Pierre Puyol, ariègeois d’origine, avait décidé d’être boulanger ou éducateur. Ce sera éducateur : à 19 ans, Bac en poche, mais sans formation spécifique, il approche une association toulousaine
en charge d’enfants lourdement handicapés. Celle-ci l’envoie « faire ses armes » au Castel Saint-Louis, alors à l’abandon, et qu’un groupe de parents venait de racheter. Il vécut là
quatre ans parmi une vingtaine puis très vite une quarantaine de handicapés mentaux adultes (à l’époque, ces malades étaient dès leur majorité transférés d’office en hôpital psychiatrique),
avec à la tête de la structure Jean et GenevièveDuprat, des parents pionniers (une plaque en hommage à Jean Duprat a d’ailleurs été posée en 2009 lors de l’inauguration d’une extension de l’établissement),
et composant l’équipe, un couple de chefs de service éducatifs, 4/5 éducateurs, un cuisinier, une lingère et une femme de ménage. Pour autant, les personnels n’avaient pas alors de formations professionnelles
ciblées, mais compensaient par un dévouement de tous instants né d’une puissante et inextinguible vocation.
L’établissement
obtint le soutien financier du Conseil général du Gers, avec toutefois un agrément seulement expérimental car on ne maitrisait pas bien encore les modes d’accompagnement appropriés pour des handicapés adultes.
Ainsi, le Castel Saint-Louis fut d’abord un foyer de vie non médicalisé (bien qu’il y ait toujours eu un médecin, un psychiatre et une infirmière), puis devint un foyer d’accueil médicalisé, fort
d’un nouvel agrément qui lui a été accordé par l’Agence Régionale de Santé.
Pierre Puyol acquerra au fil
des années toutes les formations requises. Il quittera le Castel Saint-Louis à 35 ans pour suivre celle d’éducateur spécialisé, et intégrera alors, à l’issue d’un stage, fin 1989, l’Association Tutélaire du Gers, qui met en oeuvre les mesures de protection juridique de certains adultes en difficulté décidées par les tribunaux (sauvegarde
avec mandat spécial, curatelle, tutelle…). Repéré néanmoins pour ses grandes qualités, Pierre Puyol sera sollicité par Jean Duprat pour siéger au Conseil d’Administration du Foyer, une
invitation qui ne se refuse pas et qu’il a bien fait d’accepter.
En effet, à la suite d’une vacance du poste de Directeur du Castel
Saint-Louis, c’est à lui qu’on pensera pour prendre les rênes de l’établissement. Pierre Puyol accepte sous réserve de disposer de tous les pouvoirs pour ce qui concerne l’accompagnement des malades, ce qui
lui est accordé. Arrivé en 2005, il se trouve confronté d’entrée à une situation complexe, son prédécesseur ayant laissé derrière lui une gestion hasardeuse. Il redressera le cours des choses
et en dix ans donnera à l’institution ses lettes de noblesse. A la veille de la retraite (il devrait partir à la fin du mois de mars 2016), il n’a d’ailleurs qu’une préoccupation : que l’établissement
conserve ses moyens humains et financiers (le budget annuel est de 4 millions €, fourni majoritairement par le Conseil général du Gers), et qu’il demeure un espace de liberté et d’amour dédié aux malades,
mais aussi aux parents, car il s’agit parallèlement de soulager les souffrances de ceux-ci (un appartement est à leur disposition au sein du Castel Saint-Louis quand ils veulent y séjourner).
Ici vivent 66 résidants, (Pierre Puyol tient à ce terme,écrit avec un a pour bien signifier la participation active des habitants à leur institution), âgés de 20 à
78 ans (dont 12 femmes).Le Castel Saint-Louis est un « foyer de vie à vie », se plaît à dire le Directeur. Les malades peuvent arriver jeunes et dérouler tout le reste de leur existence sur place (les pensionnaires
qui décèdent sont d’ailleurs remplacés par des plus jeunes, issus en priorité du Gers). Le Castel Saint-Louis est leur maison. Pierre Puyol, chaque fois qu’il engage un nouveau salarié, tient toujours le même
discours : « Vous venez chez les résidents », sachant que ceux-ci ont en regard un code à respecter.
L’établissement
accueille des handicapés lourds, des autistes, des psychotiques (parfois atteints de crises mystiques), des épileptiques, et aussi des victimes du syndrome de Prader Willi, une maladie génétique rare à l’origine d’une
obésité morbide (les personnes concernées ne sont jamais rassasiés). Ils sont quatre actuellement. Il y en a qui suivent un régime alimentaire très strict. Ils ont des niveaux mentaux différents. Ils peuvent
être violents (deux sont concernés), car ils connaissent de graves troubles de comportement (l’Hôpital Marin d’Hendaye dispose d’une unité de soins de référence).
Pierre Puyol précise encore que l’établissement reçoit notamment des malades qui sortent d’hôpital psychiatrique mais il peut arriver que certains y retournent,
faute sans doute qu’on ait trouvé pour eux ici des solutions satisfaisantes. Il arrive aussi que des résidents réintègrent la vie normale, par le truchement d’établissements spécialisés d’aide
au travail et en demeurant sous tutelle.
L’approche des malades s’inscrit dans le cadre du mouvement thérapeutique de la psychothérapie
institutionnelle, dont les origines remontent à la seconde guerre mondiale, période où 40% des malades des hôpitaux psychiatriques sont morts de faim. Ce triste héritage a créé une prise de conscience,
individuelle et collective, que quelque chose devait changer. La psychothérapie institutionnelle, c’est, en réaction, la mise en place de moyens et d’un dispositif qui lutte contre l’entassement des personnes, contre la ségrégation.
L’idée est d’humaniser les institutions, de supprimer des cellules et de créer des espaces de vie où les personnes accueillies puissent circuler, prendre des initiatives et assumer des responsabilités correspondants
à leurs intérêts et à leurs capacités. On met l’accent sur la dynamique de groupe et la relation très étroite entre les soignants et les soignés – on parle d’ailleurs à ce sujet
d’ « indistinction ». La méthode n’est pas comportementaliste : elle entend respecter la personne telle qu’elle est, l’objectif étant d’amener à la socialisation. En cas d’échec,
on agit au cas par cas, et on s’évertue à saisir des moments où les handicapés mentaux sont réceptifs.
Il y a bien sûr
des traitements chimiques, neuroleptiques notamment, mais Pierre Puyol considère que le traitement à privilégier, c’est la réponse éducative, qui impose d’être à l’écoute du besoin et
de définir en conséquence la meilleure manière de le satisfaire.
L’établissement est divisé en unités de vie,
chaque unité regroupant de 10 à 12 résidents, avec un espace à eux, des chambres individuelles (avec télévision la plupart du temps), une équipe dédiée et un projet personnalisé. En principe,
deux autistes sont agrégés à chaque unité de vie, sachant qu’une extension réalisée en 2009 a permis de réaliser une nouvelle unité de vie pour douze autistes (avec une grande salle commune reliant
deux ailes consacrées à l’hébergement).
Il n’y a pas de contribution sonnante et trébuchante demandée aux familles,
précise Pierre Puyol, étant entendu qu’une succession peut être l’occasion pour des parents d’aider l’établissement. Ainsi, une maman a participé au financement de la piscine du Castel.
Les résidents perçoivent tous l’allocation adulte handicapé. Elle est reversée à l’aide sociale chaque mois, les pensionnaires ne conservant
que 200 € pour leurs loisirs, leur habillement, l’adhésion à une Mutuelle Santé, les cigarettes éventuellement…
Le
Castel Saint-Louis offre à ses résidents, au gré de leurs possibilités, beaucoup d’activités : bricolage (j’ai vu l’un d’entre eux travailler le bois dans son propre atelier), informatique,
jardinage, espaces verts, élevage de quelques animaux, peinture, théâtre, « snoezelen »(stimulation multi-sensorielle pour éveiller la sensorialité d’une personne), cuisine, équitation, natation,
balnéothérapie… Elles sont définies en tenant compte étroitement de l’avis de l’éducateur, plus à même que quiconque d’estimer le besoin et l’attente des pensionnaires.
Une quinzaine de résidents travaille à l’extérieur, comme par exemple au service des espaces verts de la commune d’Ordan-Larroque. Pierre Puyol se souvient
que trois pensionnaires étaient employés au restaurant de cette commune, à l’époque de ses belles heures, quand il était tenu par Agnès, une maîtresse-femme. Par ailleurs, certains pensionnaires en mesure
de le faire concourent en interne à certaines tâches (nettoyage par exemple) et perçoivent à cet effet une petite indemnité symbolique.
Accompagnés par des éducateurs, les résidents vont régulièrement à Auch, pour faire leurs courses, manière de leur donner l’occasion de fréquenter le monde extérieur, et d’apprendre
à se gérer eux-mêmes. Un beau projet tient à cœur le Directeur : l’ouverture prochaine d’une villa dans cette cité pour recevoir cinq résidents triés sur le volet, qui après avoir
travaillé la journée au Castel Saint-Louis, viendront y passer leurs soirées et leurs nuits (5 chambres sont prévues). Une superbe leçon d’autonomie en perspective, avec contrat à la clef pour bien définir
les règles du jeu !
Chaque année, le vide-grenier, qui se tient à l’occasion de l’Assemblée générale
de l’association gestionnaire du Foyer, la Fête de Noël et le Loto, sont des temps forts au Castel Saint-Louis, et nul doute que ces évènements sont constitutifs pour les résidents d’un moment de vie sociale
et collective intense.
Le Foyer compte 110 salariés, dont le Directeur, deux chefs de service, 4 membres du personnel administratif, 40 à
50 éducateurs (aides médico-psychologiques, moniteurs éducateurs, éducateurs spécialisés), deux éducateurs techniques, un éducateur sportif, et un éducateur espaces verts. A leurs côtés,
un médecin psychiatre à temps partiel, un médecin généraliste à temps partiel aussi, deux psychologues qui font à eux deux un temps plein, une psychomotricienne à mi-temps, et une huitaine d’aides
soignantes et d’infirmières, ces dernières présentes par roulement 24 heures sur 24.
A l’intendance, 3 cuisiniers et 3
commis (il y a 100-120 personnes à servir par repas), 4 employés en blanchisserie, une dizaine de femmes de ménages, dites maîtresses de maison, et Pierre Puyol tient à préciser à leur sujet qu’elles sont
complètement partie prenante de l’accompagnement des résidents. Enfin, 4 ouvriers d’entretien, dont un chauffeur, complètent l’organigramme.
Le Directeur travaille beaucoup en équipe avec un temps important de réunions pour solliciter les avis des uns et des autres et préparer ainsi dans la concertation les décisions. Il dit beaucoup de bien de toutes celles
et ceux qui l’entourent (une « superbe équipe »), en se félicitant que tout le monde possède soit un diplôme, soit une formation qualifiante.
Un Conseil d’Administration, présidé par Jean-Yves Bories, un ancien banquier, supervise l’activité de l’établissement, examine les projets et les budgets. En son sein, deux élus
du Conseil général du Gers, des parents, des amis de Castel Saint-Louis (qui se substituent peu à peu aux parents car avec l’augmentation progressive de la moyenne d’âge des pensionnaires il y en a de moins en moins),
des représentants de l’Etat et du personnel.
Un Conseil de la vie sociale se réunit deux fois par an avec autour de la table des résidents,
des membres du personnel, des parents, des tuteurs, et quatre unités de vie ont institué des groupes de parole.
L’association gestionnaire
a constitué par ailleurs une structure de liaison avec quatre autres associations du même objet, (d’où est issu un Comité d’éthique), afin de profiter mutuellement des expériences, des réussites
mais aussi des échecs, des uns et des autres.
Le management de Pierre Puyol est à l’évidence imprégné de disponibilité
et d’écoute. La porte de son bureau est quasiment constamment ouverte, et les résidents en profitent. Le temps de notre entretien, nous avons ainsi eu la visite d’un jeune autiste de 20 ans (j’ai été impressionné
par la violence contenue qu’il exprimait par les traits de son visage et ses gestes), et à deux reprises d’une pensionnaire de cinquante ans. Elle m’est apparue presque « normale » car sa conversation avec le
Directeur fut cohérente : elle voulait notamment une petite augmentation pour le coup de main qu’elle donne régulièrement ici et là, car ses 20 € mensuels ne lui suffisent plus pour payer ses cigarettes ! Ici
depuis 8 ans, elle a connu à l’adolescence une lourde maladie mentale qui lui valut de séjourner en hôpital psychiatrique. Elle fera partie des cinq pensionnaires qui seront installés prochainement dans une villa à Auch
(voir plus haut).C’est dire si son évolution est satisfaisante.
Pierre Puyol m’emmena ensuite visiter les locaux de l’établissement.
Je constatais qu’ils étaient fort bien tenus et qu’ils offraient un excellent confort de vie aux résidents. Je rencontrais au fur et à mesure de notre déambulation quelques uns des pensionnaires. Pierre Puyol avait un
mot pour chacun. Beaucoup m’ont tendu la main pour me dire bonjour. D’autres s’enquerraient auprès du Directeur de mon identité. Je passais d’un extrême à l’autre dans la mesure où des résidents
me paraissaient lourdement handicapés (les autistes notamment) alors que d’autres l’étaient beaucoup moins et parfois même très peu. Mais je ne mesure pas bien entendu ce qu’il en est réellement, car, comme
tout un chacun, je n’ai guère de connaissances sur les déséquilibres mentaux, et je n’ai pas eu à fréquenter de près des malades comme ceux qu’accueille le Castel Saint-Louis.
Il n’empêche que mon regard sur eux a déjà évolué depuis ma venue ici. Je prends plus conscience qu’avant de l’injustice qui les frappe
de n’être pas nés sains d’esprit comme nous. Et pour autant, j’ai vite compris qu’ils devaient être considérés comme partie intégrante de notre société et ne plus faire l’objet
de rejet, d’isolement, comme cela a prévalu pendant si longtemps, trop longtemps. Nous devons tous nous sentir concernés par ces enjeux, et soutenir, d’une manière ou d’une autre, des évolutions comme celles incarnées
par le Castel Saint-Louis. Les résidents ici sont bien sûr des malades, mais avant tout des êtres humains à part entière, qu’on traite comme tels, et auxquels on procure amour et liberté. Mais combien d’autres
Castel Saint-Louis faudrait-il ouvrir pour offrir de telles conditions d’accompagnement à tous les handicapés mentaux ? Je n’ai pas la réponse, mais j’imagine que la tâche est immense.
Cette liberté laissée aux résidents, je l’ai vérifié durant notre visite, est réelle : ils se baladent ici et là, et sont libres
de leurs mouvements. On en a même trouvé un dans le grenier ( !), qui s’est fait un peu gronder par Pierre Puyol, et un autre qui promenait son chien, comme le ferait n’importe quel quidam.
Pierre Puyol m’a fait visiter la chambre d’un ou deux pensionnaires. Et leurs voisins de s’empresser à ouvrir aussi la leur pour nous la faire découvrir. Dans
ces « chez soi », j’ai vu parfois des bibliothèques, l’une faite de beaux livres sur la nature et les animaux (dont le magnifique « La Terre vue du ciel » de Yann Arthus-Bertrand, que j’ai
moi aussi dans ma bibliothèque), l’autre constituée d’une collection de numéros du magazine « Historia », l’occupant du lieu me disant sa passion pour l’histoire et les pays du monde entier.
Et j’ai été fort ému par un troisième pensionnaire qui avec fierté me montra dans sa chambre des étagères pleines de coupes et de trophées. Il avait également autour du cou plusieurs médailles,
et Pierre Puyol de m’expliquer que ce vieil homme fut un grand champion de pétanque ! J’ai vu aussi dans sa chambre un autiste emmuré dans son silence qui s’adonnait à la peinture sans nous prêter aucunement
attention, car à l’évidence nous n’étions pas à l’instant dans son monde.
En prenant congé du Directeur,
je me disais que cette aventure humaine du Castel Saint-Louis était vraiment formidable, et qu’elle mériterait d’être mieux connue, histoire de vaincre un peu plus les égoïsmes et les indifférences qui
nuisent tant au vivre ensemble et aux avancées sur la lutte contre les handicaps mentaux. Je garde à l’esprit, comme une conclusion, le message que m’a laissé Pierre Puyol en me quittant : faire en sorte qu’au
Castel Saint-Louis les gens aient plaisir à y venir travailler, et que les résidents y soient heureux. Nul doute qu’il a grandement contribué à rendre possible cette harmonie.
Fait le 10/12